

Un courrier tardif
La Terre, année 2150. L’IN (Intelligence Naturelle) a été remplacée par l’IA (Intelligence Artificielle). L’humain, qui a redoublé d’efforts pour qu’elle réfléchisse à sa place, a fini par y arriver. Il a conçu et donné à la machine le pouvoir de prendre le pouvoir.
Dans la galaxie, les planètes sont reliées entre elles par le SPI (Service Postal Interplanétaire) depuis environ cinquante ans, mais il disparaît peu à peu car il est remplacé par des moyens de messagerie intergalactiques plus modernes. Lors d’un de ses derniers voyages, le SPI s’est fait remettre par Neptune, au nom de la galaxie, un courrier resté en souffrance, qui aurait dû être délivré à l’ONU (Organisation des Nations Unies) il y a au moins quarante ans.
De retour sur Terre, le SPI remet la missive à l’entité qui a remplacé l’ONU, qui s’appelle maintenant l’OND (Organisation des Nations Désunies), afin qu’elle soit lue dans les plus brefs délais malgré son grand retard.
Ainsi, le 23 novembre 2150, l’organisation se réunit dans les locaux de son siège mondial. Parmi les membres présents, il y a en premier lieu les RGN (Robots Gouverneurs des Nations) accompagnés de leurs adjoints et des représentants de l’ARU (Association Robotique Universelle). Les humains, quant à eux, sont présents également en masse, mais n’ont plus le pouvoir de décision et, d’ailleurs, ils ne sont plus capables de discernement. À force de ne plus utiliser leur cerveau, il s’est atrophié, et mis à part quelques gestes courants, les hommes et les femmes sont devenus silencieux comme de la pierre et mous comme de la gelée.
La lettre lue ce jour de 2150 était un avertissement donné par plusieurs planètes à la Terre il y a quarante ans. Voici son contenu :
Terriennes et terriens,
Cela fait plusieurs siècles que nous vous observons. Vous habitez sur une planète magnifique, superbe, verte et florissante. Vous avez toutes les cartes en main pour en faire un véritable paradis. Au lieu de cela, vous la transformez en un lieu de misère pour une majorité de vos habitants. Pour vous consoler de vivre dans cet enfer, vous préférez penser que c’est après votre mort que vous rejoindrez un soi-disant paradis. À coup de raisons futiles et par goût du lucre, vous détruisez avec entrain ce lieu d’une beauté incomparable.
Depuis nos mondes où la vie est plus difficile, nous vous envions. Nous ne possédons pas la clarté du soleil telle que vous la connaissez. Nous n’avons que peu de ressources alors que vous en disposez à profusion depuis la nuit des temps. Nous n’avons pas les saisons qui tournent telle l’horloge et qui alimentent vos innombrables cascades. Nous n’avons pas les plantes et les fleurs qui poussent et repoussent en continu. Nous n’avons pas les animaux qui vous aident et égayent votre vie. Nous n’avons pas les océans d’une beauté infinie et les montagnes majestueuses. Les conditions de nos existences sont plus ternes et vraiment, longtemps, nous avons été jaloux de votre lieu de vie.
En observant votre comportement au cours du dernier siècle, vous nous avez également beaucoup divertis. Au lieu de vivre pleinement et d’affronter votre existence limitée, vous passez en réalité votre temps à craindre et à guetter votre mort imminente. La stupidité de vos prises de décisions incohérentes, votre autoritarisme, votre amour de l’argent, votre vanité, vos gesticulations continuelles démontrent votre incapacité à vous diriger. Pour compenser votre situation désastreuse, vous cherchez des boucs émissaires et, sur ce point, vous êtes très forts, car vous en trouvez toujours. Vous désignez toujours comme coupable une race (modèle que vous avez inventé), une ethnie, un étranger, des animaux, le mauvais temps, le beau temps, et cela vous donne des bonnes raisons pour vous étriper les uns les autres. Vous êtes passés maîtres dans l’art de faire porter la faute aux autres et surtout aux plus faibles d’entre vous.
Grâce à votre intelligence, vous pourriez résoudre une grande partie des problèmes de votre monde, mais en fait, vous ne le voulez pas. Vous préférez donner du crédit aux puissants, riches pour dix générations, aux grandes gueules orgueilleuses et agressives ; vous préférez aller dans l’espace pour glorifier votre éphémère puissance plutôt que tenter de résoudre les problèmes de votre planète ; vous préférez vous armer à outrance, histoire de montrer qui est le plus fort. Vous préférez garder du confort, car vous pensez qu’il représente le bonheur.
Par votre intelligence, que nul dans la galaxie n’ose mettre en doute, vous avez créé l’IA et maintenant, vous avez peur qu’elle prenne le contrôle de vos vies.
L’IA est probablement un de vos plus grands succès et, avec des modèles aussi puissants, vous pourriez :
- améliorer les conditions de travail et faire cesser l’exploitation de l’homme par l’homme qui, nous vous le rappelons, constitue une des offenses les plus graves qui soient ;
- éviter que des manœuvres travaillent douze heures par jour dans des ateliers insalubres pour quelques centimes, dans le but de fabriquer des produits qui seront vendus dix mille fois plus chers dans d’autres contrées ;
- éviter que des enfants s’enfoncent sous la terre par des chaleurs atroces pour extraire des matières premières qui serviront à enrichir encore et encore des multinationales ;
- trouver des solutions pour diminuer les injustices entre le nord et le sud et éviter ainsi une immigration forcée depuis des pays sans espoir ;
- trouver des solutions pour dépolluer la terre, maintenir en vie les espèces, contenir les feux et les inondations ;
- arrêter de vous battre pour le moindre motif, diminuer drastiquement la production d’armes et, s’il faut malheureusement les utiliser, que ce soit pour en finir avec les malades du pouvoir et de la domination.
Afin de poser des limites à cette intelligence artificielle, qui vous fait de plus en plus peur, vous avez convoqué des réunions et engagé des discussions nourries sur le sujet. On peut cependant se poser une question légitime : lorsque l’on constate vos incohérences et votre manque de limites, on en vient à se demander si, effectivement, ce n’est pas le robot qui finira par prendre le contrôle de vos vies.
Salutations de la galaxie
Voilà le contenu de cette lettre. Cependant, elle n’a été comprise que par les robots. Les humains, eux, se sont contentés de sourire béatement. Il faut dire que, pour eux, il est maintenant trop tard car, pour reprendre une formule qui se disait il y a longtemps dans un pays de la terre où l’on fabriquait des belles montres, après l’heure, ce n’est plus l’heure. Etienne